Le grand livre - couverture

En matière de littératures de l’imaginaire, Connie Willis est une habituée des prix : onze prix Hugo, sept Nebula et douze Locus empochés entre le début des années 1980 et le début des années 2010, ce qui en fait probablement la personne la plus primée du genre. Le Grand Livre, à qui on s’intéresse aujourd’hui, a reçu les trois et est sorti en 1992.

Ceci posé, voici l’idée générale : dans un futur proche, il est possible d’envoyer des gens dans le passé. Lorsqu’il s’agit d’étudier l’histoire, cette invention est bien sûr une formidable opportunité sur laquelle les universités telles qu’Oxford se sont jetées. L’autrice évacue tout de suite le problème des paradoxes temporels : c’est impossible, merci bonsoir (et tant mieux, on ne s’attardera pas sur cette question). Toutes les périodes ne sont toutefois pas aussi accueillantes, et s’il y en a une qui a été jusque là évitée comme la peste (vous allez voir, c’est une petite blague), c’est bien le Moyen Âge. Or Kivrin, jeune historienne enthousiaste, s’apprête à faire le grand voyage vers le XIVème siècle. Son mentor, un historien plus âgé, y est totalement opposé, mais la prépare à contrecœur, considérant que le responsable de ce projet est un incapable doublé d’un inconscient. On peut effectivement se demander s’il est vraiment raisonnable d’expédier qui que ce soit une trentaine d’années avant le déferlement de la peste noire. Toujours est-il que ce personnage nous décrit une époque qui, en tant que fidèle auditeur du podcast Passion Médiévistes, peut sembler exagérément sombre, triste, désespérée et pour tout dire un peu clichée.

Et pourtant, on tourne les pages. Pourquoi ça ? Parce que wow, quel rythme. Au moment même où Kivrin arrive au XIVème siècle, vous vous en douterez, ça tourne mal. Et pas forcément là où on l’imagine. A partir de là, lecteurs-z-et-lectrices n’ont qu’une envie : comprendre. Et Connie Willis prend un malin plaisir à jouer avec nos neurones impatients. Alternant entre l’époque contemporaine et le le XIVème siècle, elle nous plonge au milieu d’un chaos absolu où les personnages ne cessent d’être distraits, de changer de sujet ou d’être interrompus par une calamité quelconque. Sa façon de décrire l’enchaînement effréné des événements en période de crise est fascinante et plutôt crédible : nul personnage omniscient ici pour déceler ce qui échapperait au commun des mortel.les. Si cela peut donner l’impression d’un roman difficile à encaisser, détrompez vous : au milieu de réelles difficultés (et de vrais drames), on trouve de l’humour de situation, un ton pince-sans-rire, des running gags et des personnages tout juste assez caricaturaux pour être rigolos. Le roman se déroulant en Angleterre, j’étais d’ailleurs persuadé que son autrice était Anglaise vu le style pratiqué, avant de découvrir qu’elle est en fait Américaine.

Il y a aussi une vraie douceur, dans ce roman. Si certains personnage sont caricaturaux à dessein, aucun n’est négligé et certains nous font passer par toute une palette d’émotions, et pas toujours les plus marrantes. C’est qu’il s’en passe des choses, tout le long de ces 700 pages. Sur certains points, on pourrait même accorder à Connie Willis une capacité de prescience étonnante (bon, pas sur tout : 2054 ressemble furieusement aux années 1990 à quelques exceptions près). Une vraie tornade qu’il est difficile de lâcher, dans lequel je me suis complètement plongé et que j’ai adoré malgré mes réticences initiales. Il était décidément plus que temps que je découvre cette autrice.

Titre original : The Doomsday Book / Sortie originale (anglais) : 1992 / Version française : 1994 (traduction : Jean-Pierre Pugi)