
Quand L’alphabet des créateurs est sorti, en février de cette année, je me suis méfié. Comment !? Le Bélial, éditeur français du livre, avait le culot de couper à travers Perhaps the stars, l’ultime tome de Terra Ignota, immense saga d’Ada Palmer dont j’attendais la fin avec impatience ? Scandale. J’ai ainsi préféré attendre octobre et la sortie de Peut-être les étoiles, qui conclut la saga en français, pour d’enchaîner goulument les deux tomes d’une traite.
Au moment de m’y mettre, deux constats se sont imposés à moi. Le premier : vu le poids des deux livres cumulés, couper au milieu du livre original n’était probablement pas une si mauvaise idée. Je peux même dire a posteriori que l’endroit même de la coupure est plutôt bien vu et semble presque relever de l’évidence. Le second : je suis très content, mais aussi déstabilisé. Même si le tome précédent ne laissait que peu de doute sur la situation à venir, l’entame de cette conclusion nous laisse un peu perdu.e.s. Il faut dire que dès le début de la saga, en partant d’une technologie si bêtement science-fictionnesque qu’elle en paraît presque déplacée ici (la voiture volante), Ada Palmer nous avait présenté un système mondial passionnant et en apparence parfait, quasiment utopique, pour progressivement nous en dévoiler les failles par la voix d’un narrateur au demeurant assez peu fiable. L’alphabet des créateurs et Peut-être les étoiles s’attachent à nous montrer ce qu’il advient quand ce système craque pour de bon. Quant au narrateur…

Je me sens tout petit face à Terra Ignota. Ada Palmer réussit jusqu’au bout à allier une forme à la fois exigeante et efficace, avec un fond d’une érudition folle sans jamais se la raconter. Alors bien sûr, vu la variété des sujets abordés, certaines parties toucheront certain.e.s plus que d’autres. Moi, par exemple, la mythologie grecque, c’est pas trop trop mon truc, et c’est peu dire qu’on en mange par grandes pelletées dans cette fin de saga. Mais vous savez quoi ? Ca vaut vraiment le coup. Autre chose : je n’ai pas vraiment tout compris. Ce n’est pas que je n’aie RIEN compris, bien au contraire, j’ai tiré énormément de cette saga dans son ensemble, mais je sens bien que je pourrais y retourner et y retourner encore sans être rassasié. C’est sans hésiter la dimension quasiment mystique de la saga qui m’a laissé le plus perplexe, mais il s’agit davantage de l’impression d’avoir raté des clés de compréhension que de véritable scepticisme. J’ai l’impression qu’il me reste, quelque part dans ce long récit, des choses à comprendre et à décoder.
Prise comme un tout, Terra Ignota n’est pas vraiment une utopie. L’utopie en est (littéralement) une composante, mais c’est aussi autre chose. Ada Palmer convoque l’histoire, la mythologie, la philosophie, la science politique, la littérature, la théologie et j’en passe, pour poser tout un tas de questions. Pourquoi nous organisons-nous, à quelles fins ? Comment concilier une multitude d’idéaux et d’élans parfois contradictoires ? Comment construire une vaste société sur cette base ? Comment faire quand on a presque échoué ? Voilà ce que moi, à mon petit niveau, je retiens de ma première lecture de cette immense saga. Comme enrobage, elle a choisi un avenir fait de voitures volantes et d’énergie illimitée, comme pour laisser aux tentatives de réponses l’espace pour se déployer. Pour conclure, merci à Ada Palmer de m’avoir donné l’impression d’avoir écrit cette histoire rien que pour moi, et merci également à Michèle Charrier pour son monstrueux travail de traduction.
Sortie originale (anglais) : 2021 / Version française : 2022 (traduction : Michèle Charrier)